Parmi les trouvailles de l’été, ce livre d’un auteur américain, professeur à Harvard, traduit en français en 2017 et que je n’avais pas repéré en son temps, m’a amené à une série de réflexions.
« Le «  devenir soi  » est un refrain souvent entonné par les philosophes. Plus rarement par les scientifiques : eux ont tendance, en s’armant de mesures statistiques, à écraser l’exception sous la loi de la moyenne. Ou peut-être «  avaient  » tendance ? C’est en tout cas le credo de Todd Rose qui occupe à l’université Harvard aux États-Unis la chaire d’une inédite «  science de l’individu  ». Car «  l’individu moyen  » est une fiction toxique, un genre de mythe dont Rose retrace la généalogie : de l’astronome belge Adolphe Quetelet, appliquant, dans les années 1820, son sens des mathématiques à un meilleur contrôle des foules démocratiques, jusqu’à son incarnation quotidienne par le «  management scientifique  » de Frederick Taylor.
Depuis, l’idée de rapporter chaque individu à des normes moyennes – « il est lent à apprendre  », «  très introverti  », «  prédiabétique  » – est si ancrée en nous qu’il a fallu bien des efforts aux scientifiques pour s’avouer que, pratiquement, aucun individu n’a une taille de pieds ou une intelligence «  moyenne  ». Bref, que l’individu moyen n’existe pas ! D’où l’enjeu exploré par Rose : comprendre que nous fonctionnons tous de manière singulière, afin d’imaginer des systèmes sociaux – telles l’entreprise et l’éducation – qui s’adapteraient à chacun plutôt que le contraire. Et ainsi réinventer l’égalité des chances. »
Trad. de l’américain par C. Rimoldy, source Philosophie MAGAZINE
En complément aux deux résumés et commentaires précédents, j’ajoute que la « découverte » – car il s’agit bien d’une découverte – de Todd Rose est que nos sociétés, leur efficacité et leur développement seraient basés au départ sur la notion d’« individu moyen ». Or il s’avère, quand on a le sérieux d’examiner la question de près, que la plupart du temps, un individu moyen n’existe pas ou peu. Par ailleurs, obliger les individus à se conformer systématiquement à des normes correspond à une forme de contrainte difficilement excusable, à une simplification drastique des qualités demandées et surtout utilisées de l’individu, forcé de rentrer dans un moule le plus souvent inadapté à sa personne. Pensons par exemple, pendant la Deuxième Guerre mondiale, à l’embauche d’ouvriers à 8 heures du matin qui devaient être à la cadence 100 à midi sur des lignes de fabrication de matériel de guerre pour lesquelles ils n’avaient le plus souvent qu’un geste à effectuer, expliqué par une photo placée au-dessus de leur poste de travail. Ceci sans compter l’invention parfois de normes extravagantes comme le système métrique, défini par rapport à la longueur du quart du méridien terrestre alors qu’il prétendait remplacer les mesures issues du quotidien comme la coudée, le pas, le pied ou le pouce. Sans oublier, au passage, les travaux sur le nombre d’or, valeur par laquelle on tentait d’instituer des normes en quelque sorte « humaines ».
De fil en aiguille, les normes se sont multipliées et ont progressivement encadré toute notre vie et tous nos comportements. Et pourtant, les individus sont beaucoup plus divers et se heurtent, chaque jour, parfois douloureusement, aux normes et autres diplômes et examens.
Faut-il en déduire la nécessité d’éradiquer les normes ? Et ne se consacrer qu’à développer chaque individu à son rythme ?
Acceptant tout d’abord que les normes ont eu une incontestable efficacité dans la mesure où elles ont permis des progrès de masse en transformant le plus souvent de simples paysans immigrés en rouages efficaces du développement et de la création de richesses et de bien-être.
Acceptant également que certaines normes, basiques, sont de nécessité absolue ou quasiment : le langage, par exemple. S’il doit y avoir communication entre les personnes, l’existence d’un code commun, la langue, est une nécessité vitale. Il y a probablement un socle de normes incontournable, au moins pour la vie en société (peut-être les fameux « lire, écrire, compter » ?) Aucun individu, aussi brillant soit-il, ne pourra émerger sans une espèce de bagage minimum.
Remarquons également l’intérêt des réglementations qui autorisent la validation des acquis professionnels. Jusqu’à très récemment, on ne pouvait pas évaluer un individu en fonction du job qu’il réalisait chaque jour s’il n’avait pas un diplôme correspondant. C’est aujourd’hui possible et c’est une première reconnaissance, incomplète encore, de la pertinence de l’apprentissage et de la maîtrise d’un métier par une voie différente, en quelque sorte expérimentale, en tous les cas plus individuelle.
Dans ces deux cas, d’ailleurs, un débat reste ouvert entre le système éducatif qui souhaite conserver cursus et diplôme, et des individus simplement motivés par l’envie de faire quelque chose et prêts à suivre le chemin, ardu mais motivant, d’une sorte de formation sur mesure.
Remarquons néanmoins que désormais, au moins dans les pays développés, le système des normes a subi une inflation débordante et s’est parfois tout doucement mué en un immense gâchis de création et d’initiative en imposant à tous un chemin uniforme équipé de marches standardisées.
Il est probablement possible aujourd’hui de travailler les pistes proposées : en médecine, par exemple, des traitements beaucoup plus individualisés[1], en éducation des propositions de « parcours » dans lesquels chaque individu pourrait s’engager et grappiller, en quelque sorte, successivement les éléments qu’il considère comme nécessaires à son développement personnel et à son apport possible à la société dont il est le citoyen. Cela permettrait probablement de récupérer beaucoup plus largement l’énergie potentielle de chaque individu a son propre profit mais également à celui de la société.
Accessoirement, ceci serait un vrai travail de fond sur l’égalité des chances qui, pour le moment, se limite à permettre à chacun de suivre une filière sans motivation ni aptitude particulière et pour un résultat final qui pourrait être obtenu plus vite et plus facilement.
Ce qui compte, pour un cuisinier, c’est la qualité finale de ses plats, peu importe la manière dont il y est arrivé.
Notes :
[1] D’où l’importance du médecin référent qui connaît un individu, forces et faiblesses incluses.